jeudi 11 février 2010

Malek Haddad : L’alchimie des syllabes / l’art d’être écrivain

Malek Haddad :
L’alchimie des syllabes / l’art d’être écrivain

« Si jamais il m’arrive de mourir un jour » –Emil Cioran- Oeuvres

Une ville exceptionnelle ; pas comme les autres. Un romancier pas comme les autres non plus. Il disait qu’il ne pouvait jamais vivre loin d’elle, mais elle brille aujourd’hui et se réveille sans lui, en son absence. Elle est dénudée de toute pudeur cette ville. A-t-elle le choix ? Constantine et Malek Haddad. Deux amoureux qui n’ont pas eu le temps de chanter les mérites du printemps, de regrouper les rêves et d’articuler les mots de l’exil.

Dans un moment d’amour, de reconnaissance, de folie peut être, je décide d’ouvrir une brèche sur la grande aventure en visitant la maison de Malek Haddad en compagnie de son neveu Djamel Ali-Khodja, un homme de cœur et de sagesse. Une demeure digne d’un écrivain de sa taille. Perchée sur les hauteurs de la ville d’où elle peut mieux observer l’aube, accueillir les pensées et cueillir les parfums rapportés par les essaims d’abeilles survolant les jardins du quartier en se dirigeant vers Djebel El-Ouahch. Un lieu qui prend des allures mystiques sur les lèvres de Malek et dans ses mots.

La maison. Un pavé ordinaire. Une porte, un couloir, une cuisine, des chambres, une terrasse, des chats, des pigeons… Une symphonie de souvenirs qui peuplent la matinée estivale.
Dommage il n’est pas là celui qui savait bien improviser une conversation avec les pigeons et amadouer les chats qui le gênaient pendant ses moments d’écriture, de vol mélodieux. Il avait le verbe facile, la narration, l’art de dire les choses, de raconter les solitudes. C’était un homme franc par-dessus tout. Qu’il est difficile et triste en même temps de parler de Malek au passé ! A l’imparfait. Lui qui était parfait pour la poésie et l’alchimie des syllabes. Le passé. Quelle grossièreté ! On est tenté de répéter ce qu’a dit une fois William Faulkner : « le passé n’est jamais mort ; il n’est même pas passé. »
Au royaume de Malek, on a l’impression d’être dans un mausolée où l’on est piégé par une ferveur pieuse et appelé à prier toute la journée, à parler aux meubles, aux stylos, aux cahiers, aux livres, aux sourires, aux sanglots.
L’homme avait un amour fou pour l’écriture ; celle qui le hantait, l’aimait, l’étranglait. Ecrire pour lui « c’est écouter et voir. Ses idées, il les trouve dans la rue et chez les hommes » (Le quai aux fleurs ne répond plus, p.24).
« I can resist everything except temptation » disait Oscar Wild. Et la tentation de rencontrer Malek me tourmente. Un scénario: Malek assis en face de moi, souriant et espiègle. Un visage à la démarche furtive qui glisse sur les blessures comme une silhouette et ne respire que dans l’écriture. Je pose ma question : « mais, alors, pourquoi écrivez-vous ? ». D’un air sincère et fragile il me répond : « c’est très simple, parce que je ne sais plus parler » (p.38).
Il écrivait beaucoup. Son écriture est baignée de poésie, de musique, d’élan sauvage et rythmé. « La poésie, ça vous dit quelque chose ? ». Avec un sourire plein le visage, Malek rétorque : la poésie ! « Chaque feuille brûlée rappelle la chaise qu’on avance sous la table, l’encrier qu’on repousse, l’idée qui se refuse et qui vient, un effet qui plaisante avec vous, un stylo qu’il faut remplir, une phrase qu’on rature, une page qu’on froisse, une habitude, une joie, un nom, un prénom, le tiroir qu’on referme, les manuscrits qu’on classe, la nuit, le jour, la poésie, bon Dieu ! La poésie » (p.32).
Entre lui et la poésie c’est toute une légende, une histoire d’amour qui vit d’interrogations palpitantes et de splendeur authentique. Il ne peut rien écrire avant de prendre sa dose de cette panacée qui lui permet le dépouillement de sa mémoire, de lire quelques vers qui semblent le brancher sur les ondes d’un autre monde. D’un univers où les choses semblent se faire autrement. Où les mots prennent une allure irréparable. Où la transparence des rêves devient blessante. Où la pureté cesse d’être aspiration. Car elle est.
Il a ses habitudes à lui. Il écrit tout le temps. L’écriture pour lui ressemble à une prière. Il attend patiemment que tout le monde aille se coucher afin de lui laisser le chemin de sa galaxie ouvert devant ses chevaux rétifs. Il prépare des plats bien épicés. Bien poivrés. Il arrose le jardin, chasse les chats, met sa gandoura, une musique douce et le rêve peut commencer.
Il écrit. Débute un roman, mais avant d’aller plus loin dans la conception, la trame, l’architecture, la structure du texte, il commence par composer des poèmes. Rien que des poèmes. Quelques moments après, il froisse les feuilles, les jette par terre comme pour se débarrasser d’un lourd fardeau et se remet à écrire. Sur un cahier d’écolier, comme sur une barque, et sans ratures, il plonge au cœur du voyage dans le monde des petites créatures, consonnes et syllabes. Les mots viennent après. Il possède la finesse de les placer là où il faut, et la grâce de leur donner une musique propre. Celle, capable, de leur donner la vie éternelle.
Le matin venu, l’homme se réveille comme pour la première fois. Tel un prophète qui sort d’une aventure dans des terres lointaines, il commence à lire à sa mère des extraits de ce qu’il écrit. Il adore sa mère. Elle s’appelle « Hamama ». Oui, belle comme une colombe. Fraîche. Sincère. « J’ai toujours écrit pour mériter ma mère » confirme Malek. « Ma mère c’est tout un poème. Elle est une légende ».
Quand sa mère meurt le 31 octobre 1976, il débarque d’Alger à minuit et avec un air triste et abattu, il déclare à son neveu : « je sens que j’ai tout perdu et j’ignore si j’ai la force de vivre après ça ». Ses intuitions ne le trahissent jamais. Malheureusement.
A l’instar de sa mère, Constantine, sa ville, lui tient beaucoup à cœur. Il l’aime comme on vénère une déesse capable d’offrir la vie. Il l’adore, à l’image des mages qui se prosternent devant le reflet d’une image mystique, insondable. Elle lui offre les moments les plus chaleureux de son existence et s'offre à lui dans toute sa grandeur, sa splendeur et sa beauté.
Quand il revient d'un long voyage, il se presse, et sans déplier les bagages, à visiter les quartiers populaires : Sidi Djellis, Rahbet Es-Souf, Souika. .. Il sait bien que la Médina est un remède qui le débarrasse des angoisses et autres chagrins.
Cette ville est très généreuse. Elle pousse le poète à reconnaître que « le soleil n'est beau, n'est valeureux qu'à Constantine » (p.75).
La place du père, Slimane, est très importante dans la vie de Malek. En sa qualité de père exemplaire et d’instituteur, il lui enseigne les principes du devoir, de la famille, du travail, de l'amitié. Il lui apprend aussi que la France n'est pas la patrie. Que des hommes sont en train de combattre pour la liberté de leurs rêves. Qu’une nouvelle société algérienne est à construire. Elle aura besoin de tous ses enfants. Message capté à merveille par Malek qui peut voir les dichotomies flagrantes entre les hommes qui peuplent l’Algérie colonisée. Début d’une naissance. Quête d’une patrie qui ne peut vivre, s’épanouir qu’à l’intérieur de l’âme.
En 1947, Malek a 20 ans. Il milite au PPA et ne se prive jamais d'aimer lbn Badis, d’annoncer sa sympathie pour lui et de porter son portrait entre les bras du centre-ville jusqu'au Faubourg Lamy (actuellement Emir Abdelkader) tout en passant par les quartiers des Français. Regards indiscrets. Son père le réprimande car il a peur pour lui.
Malek aime l'Algérie profondément. Ses romans et recueils de poésie n'ont pour essence que la guerre, l'engagement, l'exil, la responsabilité de l'homme, l'amour, la mort et Dieu. Le colonialisme a tout fait pour éloigner et priver les Algériens de la langue arabe, de l'Islam et de leur patrie. Malek leur répond en disant : « la patrie c'est l'Algérie et sans l'Islam nous sommes rien ».
La vie de cet homme est une fenêtre qui donne sur une prairie de plaisirs, de couleurs et d'aventures.
De l'école primaire il part au lycée d'Aumale (l'actuel lycée Redha Houhou) où il est introduit aux écrits du philosophe Henri Bergson dont les écrits lui aiguisent l’intelligence et raffinent les sensibilités littéraires. Après le succès au baccalauréat (section philo lettres), il part au Tassili en qualité d'instituteur pour une durée de deux ans – les traces du père reviennent par la grande surprise. Le grand désert le fascine, le hante, le désarme. Il se trouve face à une gigantesque création divine qui n'arrête jamais de murmurer la grandeur du ciel et la beauté des dunes. Emerveillé, il s’exclame : « j'ai toujours à l'esprit cet énorme miracle, la musique du sable, la suprématie du ciel, la nuit que rien n'arrête, le silence tangible du désert ».
Tellement déduit et charmé par le désert, Malek revient du Rath avec un roman dans la poche et dans le cœur. Pas n'importe quel roman : 'Je t'offrirai une gazelle"(1959). Il le dédie à son neveu Djamel et l'offre à tous les amoureux de l’écriture, cette tache noble, sublime.
Après deux mariages ratés et le service militaire, c'est les portes de l'exil qui s'ouvrent devant Malek Haddad. « Couvre-toi bien, il fait froid dans l'exil » (p.31) lui dit celle qui l’aime par-dessus tout. Il prend avec lui un cahier d'écolier, quelques stylos et beaucoup de rêves. Il débarque à Paris : le temps d'une solitude.
L'écriture pour Malek devient une sorte de participation à un combat ou une solidarité humaine. Elle lui permet de vivre et d'exorciser son angoisse des matins gris, des jours de l'exil, de perte d'amis dans la guerre. Ô! Combien est difficile de supporter le mouvement d'une pendule qui annonce la chute, la régression, le malheur.
Malek Haddad sourit, une cigarette entre les lèvres : vous voulez vraiment le savoir ? « L'exil. C'est une mauvaise habitude à prendre. L'exil, c'est, par exemple, la rue Madame, la lumière qui s'éteint, la longévité de la nuit. La tristesse blafarde des hôtels. .. Le bruit de la clé sur le triangle de cuivre doré. Au numéro d’une chambre d'hôtel, l'exil se rétrécit aux dimensions d’un pauvre chiffre... » (p. 16).
Même en exil, il a toujours le culte de l'amitié, culte qui occupe les profondeurs de son roman «le quai aux fleurs ne répond plus ». Pour dire que les écrits de Malek sont le reflet de son histoire. De l'Histoire tout court.
Ses personnages sont réels: Simon Guedj et Roland Doukhan ses amis, Ourida n'est autre que sa bien aimée. Ourida, celle qu'il aime par-dessus tous les impossibles. A la fin du roman, de la vie réelle cette fois-ci, elle le trahit. Dans un geste d'amour et de métamorphose, la femme devient une patrie et l'amoureux une guerre.
Noble écriture prémonitoire.
Quand Ourida se marie, Malek continue à l'aimer malgré tout et lui écrit les plus jolis textes et poèmes. « C'est encore Ourida au bout d'un matin clair, très loin vers la montagne qui s'appelle Ourida, quand les noix vertes tombent au vent d'automne et qu'une fumée sur le toit est une histoire d'amour... mon univers est simple : il y a Ourida. Le reste importe peu. Il n'y a pas de reste. Elle est tout. » (Extrait d'un roman inachevé intitulé Ourida).
Cette femme devient un texte à lire, à admirer, à déchiffrer. Malek le sait bien et le fait bien d'ailleurs. 'Poésie, tout n'est que poésie dans la femme et tant pis pour les analphabètes (p.12).
Malek Haddad a quatre romans célèbres : La dernière impression' (1958), 'Je t'offrirai une gazelle' (1959). 'L'élève et la leçon' (1960), 'Le quai aux fleurs ne répond plus' (1961), plus un nombre de recueils de poésie et un tas de cahiers d'écoliers qui cachent des trésors de la littérature algérienne sublime et distinguée.
Après le retour à la terre natale et la fin de l'exil, Malek se trouve face au chômage et au despotisme politique. Ce poème en est la meilleure preuve « ombre du col relevé » :
J'ai seize ans quand il pleut
La ville a peur des étrangers
Elle aime bien ses habitudes
Je marche
Je traîne
J'ai ma lettre à chanter
Je suis un continent qui rêve à la dérive...

Ourida préfère l'exil et Malek se marie une fois de plus. Il a l'air d'avoir tout perdu. Après la mort de ses parents il se retrouve seul face à un monde de trahison, de platitude, de faiblesse, d'hypocrisie et surtout d'amertume. Le temps des rêves est révolu et il faut se vouer à une réalité qui a le cœur dur et les sentiments en acier.
Malek est un grand fumeur qui prend beaucoup de thé. C'est un homme de la nuit. Une créature nocturne qui déteste le sommeil. Il nous fait savoir que l'écriture est une souffrance avant d'être une délivrance. Il écrit en gémissant et ne cherche pas la pitié en crachant du sang. En crachant les bribes amères de cette société de déchéance qui lui reste à travers la gorge. N'a-t-il pas dit : « Pour l'instant, j'habite dans mes livres. Et croyez-moi... Je paie très cher mon loyer, très cher » (p.95-96).
Chaque roman de Malek est un accouchement littéraire, beau et cruel à la fois. Preuve que la création est merveilleuse mais très douloureuse. On n’entre pas dans la légende les mains vides de tout sacrifice.
Malek Haddad est malade, très malade. Il a mal au dos, la radio décèle un cancer de poumon. Dr Caste du roman «L'élève et la leçon» n'est-il pas mort d'un cancer ? Prémonition poussée à ses extrêmes.
Malek est mort le 2 juin 1978.
Rêve d'un cœur blessé, d'un être mort depuis longtemps déjà, Ourida la femme, la plaie, les incertitudes. Le premier coup de téléphone de condoléances est celui de Ourida. A-t-elle pleuré? Le géant est parti, avec lui, tous ses symboles. Tous ses symboles sont clairs et simples :
Ses mots-testament sont limpides et modestes. Son souhait, dormir sous une plaque au cimetière à Djebel El-Ouahch sous une plaque : ICI SE REPOSE MALEK HADDAD.
Il s'en va en douceur et nous laisse un poème qui restera un écho éternel :
Je n’ai que des chansons
Pour celui qu’on enchaîne
Pour la main qu’on refuse
Pour le jour qu’on accuse
Je n’ai que des chansons
Pour les blés qu’on piétine
Pour la nuit qu’on malmène
Pour la colombe en deuil
Sur l’olivier brûlé
Mais je sais qu’un refrain
Ça peut faire du bien
Donne-moi ta main
Viens…

Avant de quitter la maison de Malek Haddad, sa sœur Louisa –que Dieu ait son âme- me réserve le plus beau cadeau au monde : manger avec elle le « bouzellouf » (tête du mouton). Chance ou coïncidence. « Le plat préféré de Malek » me dit-elle.

Abdecelem Ikhlef

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire